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Même si présentement, t'es vraiment tannée, t'es à bout, tu ne vois pas la fin, puis que
tu te demandes vraiment pourquoi tu fais ça, bien il va y avoir des moments dans ta
carrière qui vont exactement te dire pourquoi tu fais ça.
Puis il y a toujours des beaux moments
Bonjour et bienvenue à "Soigner jusqu'à se briser".
Je m'appelle Steven Palanchuck et aujourd'hui dans le deuxième épisode hors série, je vous
présente mon entretien avec mon amie et ma collègue, Dre Andréanne Plante.
Andréanne est interniste à l'hôpital du Haut-Richelieu.
On a donc partagé plusieurs moments ensemble.
On parle de ces moments justement où on connecte avec les patients, avec les familles.
On parle de ce qui nous pousse à continuer quand on a l'impression d'avoir vraiment tout
donné.
On parle aussi de la culpabilité de ralentir, parce qu'on ne devrait pas choisir entre
prendre soin des patients et prendre soin de soi.
J'espère que vous allez apprécier et peut-être même vous reconnaître un peu dans ce qu'on
dit.
Sur ce, je vous souhaite un bon visionnement.
Pourquoi t'as accepté de témoigner?
Bien, je pense parce que je me suis dit que ça pourrait être pertinent pour les autres.
Je trouve que des fois, on se sent tout seul avec notre problème.
T'as une situation difficile, puis des fois, tu peux avoir honte ou être stressé.
Moi, il m'est arrivé des situations où je me sentais un peu toute seule dans mon bateau,
puis finalement, je me suis rendue compte en en parlant que je n'étais pas toute seule
pantoute.
Et pourquoi tu penses qu'on n'en parle pas autant ?
Premièrement, il y a quand même une culture autour de la médecine, et des milieux de soins
en général.
Je pense que, de base, beaucoup des gens qui sont en médecine, ce sont des gens qui sont
habitués à être super performants, à être les meilleurs.
Il ne faut pas être faibles.
Le fait que t'as l'impression que t'as pas réussi ou plutôt que t'as pas atteint ce que
t'es supposé faire ou ce que les autres attendent de toi.
On se met beaucoup de pression.
T'as honte de quelque chose, tu te sens coupable de quelque chose, ça peut être quand même
difficile de l'exprimer.
Est-ce que ça t'est déjà arrivé justement d'avoir honte, de te sentir coupable?
Même les fois que j'en ai parlé, ça m'a pris du temps de piler sur mon propre orgueil, mon
propre égo pour me décider à le faire.
Mais toutes les fois que je l'ai fait, pourtant, je me suis sentie vraiment plus soulagée
puis plus comprise.
Je me suis dit que j'étais pas toute seule.
J'avais l'impression que c'était pas assez encore, que c'était pas assez bon, que j'avais
pas assez bien fait.
Puis ça m'a pris du temps de décider à en parler à des collègues.
Puis pourtant, ça m'a tellement aidée, je pense que c'est la chose qui m'a le plus aidée.
C'est souvent le cas, on est tout le temps capable d'aider les autres dans plein de
situations difficiles.
Quand c'est le temps de demander de l'aide pour nous, c'est tout le temps une étape plus
difficile.
Tu parlais justement des attentes tantôt qui sont peut-être un peu démesurées.
C'est-tu, d'après toi,
nous qui avons des attentes trop élevées envers nous-mêmes ou ce sont des attentes de
l'extérieur?
Je pense que de base, nous-mêmes, on a des attentes très élevées envers nous-mêmes.
Je pense que ce trait-là est quand même très, très répandu chez les médecins.
Mais je pense aussi quand même qu'il beaucoup d'exigences.
Si on pense à toutes les pressions gouvernementales, les quotas, ...
Puis, j'ai aussi l'impression que les demandes des patients sont quand même parfois
vraiment démesurées.
J'essaie de faire le maximum pour mes patients, puis ce que je pense qui est la bonne
chose à faire pour mes patients.
Si mon patient est en train de mourir au milieu de la nuit, bien oui, je vais aller à
l'hôpital, bien oui, je vais m'en occuper.
C'est ce patient-là ma priorité parce que c'est lui qui est en train de mourir.
Et pendant ce temps-là, les autres patients ne sont pas vus.
Je ne peux pas me dédoubler.
Je suis juste une personne.
Les besoins de santé de la population explosent.
Moi, je reste toujours juste une personne.
Il faut que je dorme, il faut que je mange, il faut que je me lave.
Est-ce que tu remets des fois en doute pourquoi tu as fait ce choix-là, de faire ce
métier-là?
J'ai remis en doute quand même plusieurs fois au courant de mes études ou même de mon
début de pratique.
Ça, c'est quand même une étape difficile, le début de pratique.
Juste parce que des fois j'étais comme "Mon Dieu, c'est tellement difficile, pourquoi je
me fais ça?" Des fois, je me disais "Mais pourquoi je m'impose ça?"
J'adore ma spécialité, j'aime ce que je fais.
Mais il y a des fois où c'est tellement exigeant, tellement difficile.
Il y a des moments où j'ai dormi trois heures dans une nuit, il faut que je m'occupe de
plein de patients qui ne vont pas bien.
Je cours partout, ma journée dure 12, 13, 14 heures à l'hôpital.
C'est à recommencer le lendemain, je suis de garde toute la nuit, puis je me fais encore
réveiller.
Il y a des moments donnés où est-ce que je suis juste trop épuisée pour avoir le goût de
continuer, tu sais.
C'est sûr que quand les batteries sont à terre, c'est dur d'aider les autres à ce
moment-là.
Puis les besoins sont infinis aussi, à un moment donné.
La population va toujours être malade, les patients vont toujours être malades.
On pourrait toujours expliquer plus, on pourrait toujours accompagner plus.
Tu parlais que tu étais allée au milieu de la nuit aux soins intensifs...
Le lendemain matin : tu étais là.
J'étais encore là!
J'étais encore là!
Puis le jour d'après!
Tu n'as pas beaucoup dormi, donc là, tu es plus fatigué.
Ça prend plus de temps à faire les affaires qui te prennent moins de temps normalement
parce que tu as besoin de te concentrer plus vu que tu es moins en forme.
Des fois, on a deux bras, deux jambes, une tête.
Comment trouver l'équilibre entre aider nos collègues, mais en même temps, de ne pas se
brûler nous-mêmes à aider les autres?
Il y a des bouts où est-ce que j'étais vraiment découragée.
Moi, je peux pas continuer à ce rythme-là, à cette vitesse-là.
C'est un peu comme si t'essayes de boire d'un boyau d'arrosage d'un pompier.
Tu peux pas boire à cette vitesse-là.
Y a des fois où je me disais, mais je peux pas accélérer, je peux pas en faire plus.
On nous en demande quand même plus.
Oui...
Je trouve que des fois, ça vient justement...
ça rajoute une couche de complexité, de culpabilité, parce qu'on aurait besoin de ralentir
ou on voudrait en prendre moins.
Puis là, on se dit, si je pars, ce sont mes collègues qui vont devoir prendre le relais.
L'équipe est déjà fatiguée, donc je vais continuer.
Je ne peux pas en faire plus, mais je ne peux pas en faire moins.
Puis ça, ça demande aux autres d'en faire plus.
Ça contribue définitivement à la culpabilité à prendre soin de soi finalement, parce que
tu sais que si toi t'as de la misère, peut-être que les autres ont de la misère aussi avec
la quantité actuelle de travail.
Tu te dis, mais si moi j'ai de la misère, c'est moi qui suis faible et qui n'est pas
capable.
Si moi j'en fais moins, qu'est-ce qui se passe avec les autres?
Il n'y a pas moins de patients, il n'y a pas moins de jours dans une année, il n'y a pas
moins de jours dans une semaine, puis il n'y a pas moins de tâches à remplir.
Durant le temps des fêtes, j'ai eu, comme chaque année, une grosse garde.
Les patients étaient très malades, c'était très lourd.
En même temps, je m'étais senti très utile parce que justement, j'avais l'impression de
faire une différence et que mon expertise était mise à profit.
J'ai revu certains des patients que j'avais vus durant cette semaine de garde-là au
bureau.
Dans un autre contexte, on est au bureau, on est habillé avec du vrai linge, on n'est pas
stressé, on ne se fait pas appeler tout le temps ou interrompre.
Cette famille-là a pu me confier qu'ils étaient en train de traverser un deuil aussi parce
que quelqu'un de leur famille était récemment décédé d'une aide médicale à mourir.
Ils avaient trouvé ça difficile.
J'ai réalisé à ce moment-là, qu'on n'en avait même pas parlé.
C'était à Noël, le 24.
Je lui ai donné congé de l'hôpital le 25 décembre.
On avait passé un certain moment ensemble, à parler de sa maladie, un peu de tout.
C'est ça ma récompense, c'est de connecter avec les patients, avec les familles.
Quand on est deux humains, ou quelques humains ensemble, puis à connecter...
là, je me dis, des fois, je prends comme un moment d'arrêt, puis de réaliser ce qu'on est
en train de faire.
Puis, après ça, ils me sont arrivés avec...
leur bagage dont je n'étais pas au courant.
Pour eux, c'était encore très difficile, même si ça fait plusieurs mois.
Je pense que ça a été une expérience difficile pour eux.
Moi aussi, durant le temps des fêtes, j'ai fait des réflexions sur pourquoi je fais ce
travail-là.
Je dis moi aussi que c'est le plus beau métier du monde, en même temps, des fois le plus
épuisant du monde.
Il y a des moments où on se dit, "Mon Dieu, j'irais me cacher sous une roche", puis
arrêtez de m'appeler, arrêtez de me parler.
Je ne veux plus rien savoir.
Après ça, c'est sûr, j'ai pu dormir, j'ai pu répondre à mes besoins, le temps des fêtes a
passé.
Après ça, je me disais, ça a été quand même une belle semaine.
Après ça, de parler à cette famille-là, je me suis mis à pleurer avec eux autres dans le
bureau.
On était tout le monde en train de pleurer dans le bureau.
C'était très...
Mais en même temps, justement, de pleurer avec eux...
en leur disant, mon Dieu, qu'on fait un beau métier.
C'était un beau moment.
On va souffrir ensemble, on va avoir de la peine ensemble.
Puis c'est correct.
Je sais pas si ça t'est déjà arrivé?
Oui j'ai déjà pleuré avec un patient et une famille, à vrai dire, moi aussi.
C'est rare, j'essaie de me contenir.
C'était un monsieur qui était pas mal malade, je m'en rappelle encore.
Il était venu à l'urgence, ça feelait pas.
Puis honnêtement, il avait l'air en fin de vie, là.
Tu sais, ses labos n'étaient pas beaux, il n'était pas bien, il était alteré, il avait
comme une maladie grave incurable.
Il n'allait pas dans le bon chemin.
Et pour vrai, il avait l'air en train de mourir.
Avant que sa famille arrive et qu'on décide un petit peu c'était quoi le plan de match et
où est-ce qu'on allait, j'avais quand même déjà commencé des traitements.
Le monsieur n'était pas questionnable, le niveau de soins, je ne sais pas où est-ce qu'on
s'en va avec tout ça, je suis comme, je vais le traiter comme je vais traiter n'importe
qui dans cette situation.
On parlera après ça d'où on veut aller avec tout ça.
Le monsieur n'était clairement pas capable de dire ce qu'il voulait.
J'avais expliqué à sa famille qu'il n'allait pas bien et que j'étais vraiment inquiète
pour sa survie à court terme, puis que je ne pensais pas nécessairement qu'il allait s'en
sortir.
D'habitude, on est quand même pas pire pour évaluer ça, mais cette fois-là, je me suis
clairement trompée.
Ce que j'avais commencé avait clairement eu le temps de faire effet.
Le lendemain, le patient était comme vraiment, vraiment mieux.
C'était pas le même monsieur, pis j'ai été redemandée dans ce dossier-là, par le médecin
traitant de ce patient-là.
Je l'ai revu peut-être, je sais pas là, comme un jour ou deux après.
Pis, tu sais, moi j'ai reparlé à sa famille, il y avait clairement un gros froid sur le
coup, parce que ça venait plus sur des soins de confort.
Puis ils ont dit que je
m'étais trompée.
Je leur ai expliqué, puis j'ai dit, sincèrement, je l'ai traité comme j'aurais traité
n'importe quel membre de ma famille, puis je ne voulais pas qu'il souffre, puis que je
pensais vraiment que c'était la meilleure chose à faire.
Puis j'avais fait un parallèle avec un de mes proches qui était décédé aussi dans des
circonstances un peu similaires, puis je leur ai dit "Écoutez...
Je sais c'est quoi avoir un parent malade, un grand-parent malade.
Je vis ça présentement moi aussi.
Je redoute ce moment-là pour mon propre proche." Je leur avais tout expliqué ça.
Le fils du patient s'est mis à pleurer.
Il m'a pris dans ses bras.
Je me suis mise à pleurer moi aussi.
Le patient pleurait.
Tout le monde pleurait.
Mais pour vrai, ça a été un des meilleurs moments de ma carrière.
Parce qu'effectivement, oui, je leur ai parlés comme un docteur, mais comme Andréanne
aussi.
Je veux dire, on est des humains, puis des fois on fait des erreurs, puis tant mieux dans
ce cas-ci!
J'étais contente d'avoir fait une erreur, je suis contente que le patient aille mieux,
puis qu'il puisse s'améliorer, puis tant mieux, tant mieux juste, tant mieux, mais ça a
été vraiment difficile, mais vraiment très gratifiant.
As-tu l'impression des fois que c'est difficile de donner accès à "Andréanne", justement?
Vraiment.
Mais tu sais, je ne sais pas à quel point le seuil est biaisé aussi parce que des fois,
j'ai l'impression que je dois avoir une carapace ou une personnalité docteur.
Dans le sens, je m'explique, mais je ne sais pas si ça t'arrive aussi, mais comme jeune
femme, je ne me fais tellement pas prendre au sérieux comme 99 % du temps.
Je me fais dire que je ne dois pas être le docteur.
J'ai parlé au patient en me présentant en disant "Allô, moi c'est Docteure Plante, je suis
votre médecin, ..." Pour parler pendant 30 minutes, leur expliquer le plan de traitement,
puis ils me disent "OK, mais quand est-ce que je vois le docteur?" Puis je suis comme...
Tu sais, donc j'ai l'impression des fois que je dois comme...
pas changer ma personnalité, mais oui, tu sais...
être plus sérieuse, être un peu moins chaleureuse, parce que des fois les gens prennent ça
aussi comme être...
comme une invitation à ce qu'ils soient trop familiers avec moi.
J'ai souvent l'impression que je dois sortir ma personnalité docteur, t'sais, t'as la
personnalité que tu connais toi, et que mettons les équipes qui travaillent avec moi
connaissent, mais des fois, j'ai l'impression que si je ne garde pas une certaine
distance, qu'on ne prend vraiment pas au sérieux.
On s'entend, j'ai une petite voix, je suis excitée, comme tu sais, je parle avec les
mains, donc oui, des fois j'ai l'impression que je dois avoir l'air plus sérieux dans mon
comportement pour qu'on me
prenne au sérieux pour les compétences que j'ai.
C'est plate, mais c'est ça.
Donc ouais, j'ai l'impression que je ne peux pas, à vrai dire, que je peux pas être juste
"Andréanne".
C'est sûr, des fois, j'appelle ça le discours ou la manière de parler du docteur,
effectivement.
Moi aussi, des fois, il y a "Steven", puis il y a "Docteur Palanchuck".
Quand c'est "Docteur Palanchuck" qui parle, c'est une chose, puis quand c'est "Steven",
c'en est une autre.
Moi, une chose que j'ai remarquée qui me touche,
c'est que ça touche plus Steven justement.
Quand dans une situation soit, à cause du patient, sa famille ou du contexte, je reconnais
ou je revis une autre situation que j'ai déjà vécue personnellement.
J'ai perdu ma grand-maman
d'un cancer évolutif.
Elle avait des métastases aux poumons, elle avait un épanchement pleural qui avait dû être
ponctionné plein de fois.
À ce moment-là, j'étais encore résident.
Je faisais des ponctions pleurales à des patientes avec cancer de l'ovaire.
Elle s'est détériorée et elle a opté pour des soins de fin de vie, ça s'est bien passé.
Après ça, ça a été difficile pendant un certain temps de revoir des patientes avec cancer
de l'ovaire...
Des fois, on...
on entre dans la chambre puis on a l'impression de voir quelqu'un d'autre, puis tu dis "Oh
mon Dieu, ça ressemble
à..." Puis ça donne un espèce de petit vertige.
Puis là, soit qu'on se ressaisit puis on remet notre masque de médecin, puis justement, on
redevient le docteur ou que...
On se laisse atteindre...
Mais là des fois, c'est la peur de perdre le contrôle.
Oui.
Oui, non, effectivement.
Je pense qu'on a tous vécu des situations qui nous ont fait penser à d'autres situations
dans notre vie.
Quand j'ai commencé à travailler, je pense que la chose qui me stressait le plus, c'était
mon premier code aux soins intensifs parce que mon grand-père est décédé d'un code aux
soins intensifs à notre hôpital.
Ça a été vraiment difficile.
J'étais comme OK...
mais c'est parce que c'est moi l'intensiviste, je ne peux pas figer.
Je ne peux pas rentrer là-dedans parce que j'ai un patient à aider, là c'est pas le
moment, tu sais.
Même si on est des docteurs, on a une famille, on a des amis, on vit la maladie nous
aussi.
Moi-même, personnellement, j'ai
des suivis médicaux.
Je suis Docteure, mais je suis malade moi aussi, je suis un patient des fois aussi.
On n'est pas juste des docteurs, tu sais.
Mais des fois, ça nous rattrape.
C'est ça, on est capable de mettre le couvercle sur la marmite, mais des fois, ça continue
de bouillir, puis ça renverse plus tard, puis malheureusement pas toujours de la bonne
façon.
Je me souviens avoir des fois été fatigué, revenir chez moi.
Ma relation de couple était plus difficile parce que j'étais irritable.
J'ai tellement l'impression des fois que je me sentais écartelé de tous les bords et que
dans toutes les sphères de ma vie, j'en faisais pas assez et que je décevais les gens.
Non, moi aussi, je me suis souvent sentie comme ça, je pouvais pas physiquement faire
plus.
J'avais l'impression que n'étais pas assez souvent à la maison comme pour mes animaux,
pour mon conjoint.
J'avais l'impression que je décevais ma famille.
J'ai l'impression des fois d'avoir manqué des événements importants dans ma vie.
Ça a pris pas mal une grosse partie, pas mal toute notre vingtaine, souvent, à compléter
notre métier, notre spécialité.
C'est souvent là quand même qu'il se passe des choses.
Souvent tes amis se marient, ils ont des bébés.
Avais-tu parfois l'impression que nous, on était là et que les gens "normaux" étaient d'un
autre côté, qu'ils vivaient leur vie?
C'est difficile, même, d'en parler à des non-soignants.
De mon point de vue, on a parfois de la difficulté à comprendre notre réalité.
Des fois, c'est que je me sentais souvent incompris.
Les gens me disent "Mais là, tu sais, ne va pas à ta garde".
Je dis, ben non, c'est impossible, ça n'arrivera jamais.
Si je dis que je vais être malade, et que j'ai tant de patients qui attendent à l'hôpital,
mes collègues qui étaient déjà occupés à faire d'autres tâches vont devoir tout abandonner
leurs choses pour aller me remplacer.
Mais non, je vais faire ce que j'ai à faire, je vais faire mon travail.
J'ai l'impression que c'est une expérience assez universelle, je pense, avec les gens dans
le domaine de la santé.
Mais des fois je trouve que je suis juste fatiguée d'expliquer, j'ai pas envie d'expliquer
des fois...
Je veux juste quelqu'un qui puisse comprendre puis c'est tout.
La médecine prend tellement une grosse partie de ta vie pendant aussi longtemps.
J'avais tellement l'impression d'être décalée, retardée par rapport au reste du monde.
J'ai l'impression quand j'ai terminé en fait mes études et ma résidence, j'ai l'impression
que j'étais en retard sur tout le monde, pis que j'avais donc du temps à rattraper.
Comme tu le sais, le début de pratique, la transition de résident à patron, c'est pas
évident.
J'avais l'impression qu'il y a tellement de choses que j'avais manquées, que je n'avais
pas eu l'occasion de faire, que là, je suis tombé dans l'excès, tout simplement.
J'ai essayé de tout faire en même temps, en continuant d'essayer d'être un bon docteur,
en me disant qu'il faut que je profite de la vie pour rattraper le temps perdu.
On est confronté à la mort relativement souvent, très tôt.
On voit des situations des fois qui sont tellement déchirantes.
Combien de patients qu'on a vus qui viennent de prendre leur retraite, qui se font
annoncer quelques semaines après qu'ils ont un cancer métastatique, puis finalement un
mois après, ils sont décédés?
Puis là, je me suis dit, il faut donc profiter de la vie.
On a eu dans ma promotion un...
un de nos collègues qui a eu justement des problèmes de santé qui ont été fulgurants, puis
finalement il en est décédé.
C'était un de nous, c'était un de notre gang...
Tu sais, on connecte quand même avec plusieurs personnes de notre classe, puis c'est
comme...
du trauma collectif, là.
On partage l'expérience du trauma.
On a comme connecté là-dedans.
Puis là, de se dire...
"Eh, il y en un de nous qui est mort".
Puis t'sais, on vient de terminer.
Puis ça pourrait arriver.
Ça a été tellement pour moi traumatisant que je me suis dit, bien, je vais encore vivre
plus intensément, puis à vivre encore plus dans l'excès.
Puis là, je me suis brûlé, tout simplement.
C'est vrai que la médecine nous fait quand même réaliser vite que la vie est courte et
fragile.
Tu sais, c'est pas beaucoup de gens qui ont comme début 20 ans, qui ont assisté à des
décès, qui ont constaté des décès qui...
C'est quand même une des expériences de vie lourde puis difficile, que la majorité des
gens
de notre âge n'ont habituellement pas vécue.
Souvent, leur premier deuil, ça va être le décès d'un parent par exemple, qui survient
habituément beaucoup plus tard.
C'est effectivement isolant aussi.
Moi aussi, il y a quelqu'un de ma promotion qui est décédé quand même relativement
récemment aussi d'une maladie fulgurante, agressive.
Des fois même sans les maladies, y a quand même aussi eu des suicides de gens
que je connais, dont j'étais relativement proche.
Ça aussi, ça te fait réaliser que la vie est fragile, mais aussi tu te dis, mais je ne
suis pas à l'abri de ça.
Parce que te dis, ce sont des personnes un peu comme toi.
Tu te dis, mais si c'est arrivé à cette personne-là, ça peut être n'importe qui.
Ça peut être moi.
On parle du suicide des soignants, des médecins.
Malheureusement, je peux te nommer des gens étudiants en médecine, à la résidence, fin
résidence, jeune patron, vieux patron,
dans plein de régions du Québec, de plein de spécialités différentes.
Puis une des choses que je trouve qui revient souvent, c'est à quel point je ne m'en étais
pas douté que la personne souffrait à ce point-là.
Puis
souvent c'étaient justement presque des modèles de rôle.
"Quand je vais être grand, je veux être un docteur comme ça." J'admirais beaucoup de ces
personnes-là par leur expertise, mais aussi par leur personne.
Puis après ça d'apprendre que cette personne-là s'est enlevé la vie,
c'est confrontant justement sur notre propre souffrance.
J'ai eu des moments plus difficiles où on se dit, bien, je suis tellement fatigué.
Ça fait peur des fois.
Oui, 100 %.
Je me suis sentie tellement coupable.
J'avais tellement l'impression que je n'avais pas fait assez.
J'avais écrit, j'avais parlé, je disais "Eh, viens souper avec moi".
Tu sais, j'avais l'impression que je la harcelais
...
pour qu'elle s'ouvre un peu pis pour essayer de l'aider pis...
Tout le monde dans son entourage s'est senti exactement comme ça aussi.
C'est quand même une collègue que j'aimais beaucoup pis que je considérais comme une amie.
Je me dis que j'aurais pu faire plus.
Je pense que c'est une réaction normale au suicide en général.
C'est vraiment pas facile.
Tu touches à un bon point, c'est que des fois les gens, des collègues, envoient des
signaux de détresse ou émettent des signaux un peu passivement que, visiblement, ça ne va
pas.
Ils sont irritables, la personnalité n'est pas la même...
Puis je me sens tellement des fois maladroit parce que là je me dis...
Ben là, on est à l'hôpital.
Il
y a d'autres personnes, ce n'est pas le temps, il y a des patients.
Puis après ça, quand effectivement il y a un drame, une tragédie qui arrive...
on se dit "Pourquoi je ne suis pas intervenu?"
On a la culpabilité du survivant.
Je trouve que tellement délicat aussi.
Je
vois que tu ne vas pas bien, je veux te donner une perche, mais combien grosse...
Justement, on parlait du docteur versus la personne.
Des fois on se parle en collègues médecins "docteurs", puis des fois, on voit la personne
de l'autre côté puis des choses qui nous passent par l'esprit qu'on ne dit pas.
C'est sûr qu'on n'est peut-être pas tous rendus au même endroit non plus dans notre peine,
dans le cheminement par rapport à ça.
Il y a peut-être des personnes qui ne sont pas prêtes à en parler ou qui pourraient en
parler dans un contexte particulier avec des personnes de confiance,
Je pense que le docteur pis la personne, c'est la même personne.
C'est de mettre les deux ensemble, dans ce cas-ci, parce que ce sont tes collègues, mais
souvent aussi ce sont tes amis.
On n'a pas d'endroit, on n'a pas de safe space, d'endroit où est-ce qu'on peut parler de
ces choses-là, où est-ce qu'on peut être vulnérable à l'hôpital avec d'autres personnes.
Il n'y a pas
d'opportunité tant que ça de pouvoir prendre le temps de le faire.
L'autre chose qu'on voit, c'est du cynisme.
En fait, souvent quand un collègue ne pas bien, il devient cynique.
Comment aider?
Une personne qui met fin à ses jours comme ça, c'est comme la dernière étape d'une grande
souffrance qui est là depuis longtemps.
Il faudrait idéalement ne pas se rendre là, intervenir avant...
bien, bien, bien avant.
Qu'est-ce que tu verrais comme solution?
Il y a certaines solutions qui sont en place, mais je trouve que c'est quand même
difficile à moins que tout le monde y mette du temps.
Exemple, les ressources comme le PAMQ, tout ça, c'est qu'ils peuvent faire des groupes
d'intervention comme nous on a eu, des groupes de discussion et tout.
Mais je pense que pour réussir à faire ça, ce qui est difficile, c'est qu'il faut que
tout monde y mette du sien et veuille y participer.
Ce n'est pas la technique ou la méthode qui convient nécessairement à tout le monde.
Je pense que ça fonctionne pour un groupe comme nous qui est quand même relativement petit
et qui est relativement à l'aise avec les autres.
Je pense que c'est qu'on est amis en plus d'être collègues.
Je pense que pour un plus gros groupe, ça peut être un petit peu plus difficile.
Pis c'est sûr, je pense que tu peux toujours parler avec un collègue, un ami ou autre.
Je sais pas s'il y aurait moyen
d'avoir un temps défini, mais je pense que c'est un peu ça, la solution...
de prévoir un temps.
On fait un espèce de check-up de l'équipe, tous les tant de temps, tous les tels jours...
Juste faire un "OK...
qu'est-ce qui se passe, où est-ce qu'on en est, puis est-ce qu'il a des trucs qui vont ou
qui ne vont pas?"
Des fois, je pense qu'il faut trouver une place pour ventiler.
On a tous des insatisfactions, on va dire.
Des fois, je trouve que
le cynisme prend le dessus, puis c'est dur après ça de se dire qu'on a parlé vraiment des
choses, des vraies choses.
Des fois, je veux dire, ça fait du bien, de juste laisser sortir quelque chose.
Mais des fois, je trouve que ça vient avec un risque de contamination.
On contamine finalement une partie du groupe à plus de cynisme finalement.
C'est dur d'être le premier à être vulnérable, puis d'être le premier à ouvrir un vrai
sujet sérieux.
Parce que les gens embarquent habituellement, puis ils ont beaucoup à dire, mais je pense
que c'est qu'on ne se laisse pas nécessairement la porte ouverte.
Justement, on a tellement l'impression des fois d'être écartelé de tous les bords, de tous
les côtés, que de se faire ajouter une X-ième séance de bien-être ou une autre corvée dans
l'horaire...
Parce que des fois quand tu n'as plus d'énergie...
J'ai eu des moments
où est-ce que j'allais moins bien, puis je veux dire...
j'avais de la difficulté à me laver, à manger, à dormir.
Fait que, de me faire rajouter quelque chose comme ça, à ce moment-là, quand j'étais dans
cet état-là, j'aurais dit non.
Alors que, probablement que ça m'aurait fait du bien.
Puis tu sais, combien de fois, justement, j'ai eu des amis qui
m'ont appelé, qui m'ont écrit, puis que j'ai juste ignoré parce que j'avais pas le goût,
j'avais pas envie de répondre.
Alors que, une fois qu'on le fait, comme ce qu'on fait en ce moment,
tu sais, un coup qu'on est dedans, ça fait du bien, je trouve.
Mais c'est de se donner rendez-vous pour le faire.
Mais je suis 100 % d'accord.
Moi aussi, justement, surtout le début de pratique, je trouvais ça vraiment difficile.
Là, j'étais comme, j'ai de la misère à faire ma journée et à survivre.
Il y a un point où est-ce que t'es tellement à bout, t'as tellement pas d'énergie, que
t'as juste pas l'énergie pour ça.
Je veux juste me coucher,
j'ai juste pas l'énergie pour ça, t'sais.
Pis c'est dur de mettre des limites, t'sais.
C'est justement dur de mettre son pied à terre pis de garder cette limite-là, pour...
toutes sortes de raisons.
S'il y a des soignants qui écoutent ça en ce moment ou des proches de soignants, des
personnes qui s'intéressent, c'est quoi une chose que tu aimerais leur dire?
Vous n'êtes pas tout seuls.
Peu importe l'émotion ou la situation, il y a quelqu'un d'autre qui l'a vécu, puis même
probablement qu'il y a plusieurs autres personnes qui l'ont vécu puis qui sont passées
exactement par là.
De pas hésiter à prendre un collègue de confiance, si t'es pas à l'aise d'en parler à
plein de monde, et puis je peux te garantir que la personne va être là, quand tu choisis
la personne avec qui t'es à l'aise, habituellement l'autre personne est à l'aise avec toi.
La personne elle va être là, puis elle va t'écouter, va t'aider.
Il y a du monde qui est là, tu sais, pour toi.
Si tu pouvais parler à Andréanne d'il y a 15 ans...
y a-tu des choses que t'aimerais...
t'aurais aimé savoir plus tôt ou que t'aurais aimé comprendre plus tôt?
Je pense que je me dirais que Même si présentement, t'es vraiment tannée, t'es à bout, tu
ne vois pas la fin, puis que tu te demandes vraiment pourquoi tu fais ça, bien il va y
avoir des moments dans ta carrière qui vont exactement te dire pourquoi tu fais ça.
Puis il y a toujours des beaux moments
que tu peux trouver, même quand t'es fatiguée puis t'es tannée.
Écoute, je te remercie vraiment beaucoup pour l'heure qu'on a passée ensemble.
Ça a été vraiment très agréable.
J'ai toujours l'impression que ce sont tout le temps les premiers pas qui sont des fois
difficiles à faire.
L'inertie est forte, mais on a tous, je pense, un besoin de connecter.
En tout cas, je me suis senti privilégié de pouvoir en parler avec toi.
Bien moi aussi, ça m'a fait du bien, moi aussi.
Ouais, c'était vraiment le fun.
Pour vrai, j'avais un peu peur, mais...
C'était bien le fun.
Encore merci.
Ça fait plaisir !
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